En imagination, je perds mes enfants tous les jours

PEURS

Colin ne me demanda jamais si le roman était autobiographique.
Mais un an après la publication du monde selon Garp, Je fis une visite à la Northfield Mount Hermon School, un lycée privé du Massachusetts. J’ y avait été invité à donner une lecture-conférence devant les élèves,
Colin m’accompagna donc à la lecture, qui fut suivi de question de l’auditoire. Chose inattendue, une très jolie jeune fille lui posa une question – à lui plutôt qu’à moi.

–  Garp c’est ton papa – ton père c’est Garp  ?
– Non, mon papa n’est pas Garp répondit-il, mais les peurs de Garp sont celles de mon père ; ce sont celles de tous les pères.

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Voilà donc le sujet du monde selon Garp, les peurs d’un père. En cela, il est autobiographique sans l’être.
J’ai peut-être écrit ce roman il y a 20 ans, mais j’y reviens tous les jours ou presque ; je reviens à ces terreurs.
Tout jusqu’au détail le plus infime, dans ce roman, est une expression de la peur ; même les  curieuses cicatrices sur le visage de la prostituée viennoise sont l’expression de cette peur terrible.

« La cicatrice couleur argent qui lui mordait le front était presque aussi grosse que sa bouche ; ces grêlures faisait à Garp l’effet d’une petite tombe béante. » Une tombe d’enfants…

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Lorsque Garp parut des gens qui avaient perdu leur enfant m’ont écrit : « moi aussi j’en ai perdu un. » Je leur avouai que je n’avais pas perdu d’enfants, pour ma part. Je ne suis qu’un père imaginatif.
En imagination, je perds mes enfants tous les jours.
Le monde selon Garp
John Irving
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Extrait de la préface de l’ édition française de 1998
Éditions du Seuil

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Le crapaud du ressac l’attrapera à la fin

VIGILANCE

Tout de même, mon fils me surprit en me disant, du haut de ses 12 ans, de quoi parlait mon livre.
Le chapitre intitulé « Mrs à Ralph », mon premier faux départs, s’ouvre ainsi :

« Si Garp avait eu le droit de formuler un seul souhait, un souhait immense et naïf, il aurait souhaité pouvoir transformer le monde en a lieu sûr. Pour les enfants et pour les adultes. Le monde frappait Garp comme un lieu rempli de périls inutiles pour les uns comme pour les autres. »

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A l’âge de 12 ans, Colin avait mis le doigt sur la question. Garp habite la banlieue sûre d’une petite ville sûre ; pourtant ni lui ni ses enfants ne sont en sécurité.
Le crapaud du ressac l’attrapera à la fin – comme il attrapera sa mère, et son fils cadet. « Faites bien attention ! » ne cesse de répéter Garp à ses enfants, comme je le répète encore aux miens.

Le sujet du roman, c’est donc la vigilance, cette vigilance qui, pourtant, ne suffit pas.
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Le monde selon Garp
John Irving

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Citation de la préface de l’ édition française de 1998
Éditions du Seuil


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Je guette le Crapaud du Ressac

RESSAC

Et le Crapaud du Ressac ? Colin en connaissait bien l’origine.

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C’était son frère Brendan qui avait mal compris, un jour d’été sur la plage, à Long Island. « Fais attention au ressac, Brendan, il y a un courant, lui avait enjoint Colin – à l’époque, Brendan avait six ans et Colin dix. Brendan n’avait jamais entendu parler du courant ;il crut que Colin lui parlait d’un crapaud. Quelque part, dans le ressac, un dangereux crapaud était à l’affût.
– Et qu’est-ce qu’il peut te faire ? S’enquit-t-il.
– Il peut te tirer sous l’eau et t’entraîner vers le large, répondit Colin.
Ce fut la fin de l’amour de Brendan pour la plage – il refusait de s’approcher de l’océan. Des semaines plus tard, je le vis qui se tenait à distance respectueuse du bord, les yeux rivés sur les vagues.

–    Qu’est-ce que tu fais ? Lui demandai-je.
–    Je guette le Crapaud du Ressac, répondit-il. Il est gros comme quoi ? De quelle couleur il est ? Il nage vite ?
Le monde selon Garp n’existerait pas sans le Crapaud du Ressac. C’est Brendan qui m’a mis sur la voie.

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A ma grande surprise, Colin ne me demanda pas de quoi parlait le monde selon Garp . Ce fut lui qui me l’apprit.

« C’est sur la peur de la mort, je crois, commença-t-il, ou peut-être plus précisément la peur de voir  mourir ses enfants, ou ceux qu’on aime. »

Le monde selon Garp
John Irving
Citation de la préface de l’ édition française de 1998
Éditions du Seuil

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